Nestle-Aland 28 : ce qui change

Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué (il faut dire qu’en dehors des cercles de la critique textuelle, l’info est passée inaperçue), mais l’édition de référence du texte grec du Nouveau testament, le Novum testamentum græce dit « Nestle-Aland » (du nom de deux grands contributeurs) vient de connaître une nouvelle édition, la 28e. Le Novum testamentum græce est abrégé NA suivi du numéro de l’édition. On passe donc du NA 27, qui trône fièrement sur ma bibliothèque depuis le début de mes études de théologie pour le NA 28, que je n’ai pas (encore) acheté. Je ne suis pas bibliste non plus, ça attendra.

Qu’est-ce que la critique textuelle ?
Petite explication pour les non-spécialistes, que les spécialistes peuvent passer

Pour ceux qui ne se seraient jamais posé la question, si la langue originale de l’Ancien testament est l’hébreu et, dans une moindre mesure, l’araméen (Daniel…) et le grec (les apocryphes ou « deutérocanoniques » chez les catholiques), la langue dans laquelle ont été rédigés l’intégralité des livres du Nouveau testament(1) est le grec. Ce grec, appelé koinè (κοινή) était l’anglais de l’époque, c’est-à-dire la langue qu’on utilisait quand on voulait se faire comprendre par les classes supérieures de tout l’Empire romain, et à peu près toutes les classes sociales à l’est de l’Empire. Anglais pour l’ouest, espéranto pour l’est.

On n’a jamais retrouvé une lettre de Paul écrite de la main de Paul, ou l’évangile de Marc de la main de Marc (ou celle écrite sous leur dictée par l’un de leur secrétaire, plus probablement(2)). Nous avons différents textes, pas toujours concordants, qui datent parfois de plusieurs siècles après qu’ils aient été rédigés pour la première fois. C’est comme pour le téléphone arabe : si vous copiez une copie de copie de copie de copie, avant l’invention du copier-coller et même de la ponctuation, des lettres minuscules ou des espaces entre les mots (hé oui !), il est peu probable que vous ayez mot à mot le même texte. Alors une copie de copie de copie de copie de copie de copie de copie … Le but du Nestle-Aland est de tenter de faire le tri entre les différentes « versions » du texte biblique pour essayer de retrouver l’original. Il y a plusieurs « trucs » que je ne vais pas détailler ici, utilisés aussi pour retrouver les originaux des œuvres profanes. Le résultat reste bien sûr théorique, c’est pour ça que les éditions scientifiques donnent le résultat de leurs analyses mais aussi les textes non-concordants, avec la liste des manuscrits (les « témoins ») concordants et non-concordants, pour que l’exégète ou le lecteur savant puisse faire lui même le tri. Bien sûr, la très grande majorité des différences (les « lieux variants ») ne portent pas vraiment de différence de sens, ce sont des conjonctions de coordination qui disparaissent, des « Jésus Christ » qui remplacent de « Christ Jésus », … Mais parfois, les deux versions se contredisent vraiment.

Quid de la Bible hébraïque(3) alors ? Le problème se pose différemment. L’édition de référence reste la Biblia hebraica Stuttgartensia (BHS), qui est en train de connaître une nouvelle édition (mais les livres sont publiés séparément et petit à petit, la Bible hébraïque est beaucoup plus imposante que le Nouveau testament), la Biblia hebraica quinta (BHQ). La différence principale avec le NA tient à ce qu’elle ne fait pas de choix entre les lieux variants sur la base d’une critique textuelle, mais qu’elle reproduit l’intégralité d’un seul, le codex leningradensis. On parle d’édition diplomatique, alors que le NA est une édition dite éclectique. La différence entre la BHS et la BHQ ne sera donc pas dans le texte, puisque le codex leningradensis n’a pas changé, mais dans l’apparat critique, qui nécessite il est vrai une bonne mise à jour, notamment sur les découvertes qumraniennes. Une édition éclectique est aussi en cours de publication, la Oxford Hebrew Bible, mais le travail est titanesque. Il est à noter qu’un autre projet d’édition diplomatique (Hebrew University Bible) existe, mais sur un autre manuscrit que le leningradensis : le codex d’Alep. Mais le projet, qui existe depuis 1956, est plus ou moins au point mort.

Les critères de la recherche avancent, tout comme notre connaissance des textes antiques. Nous retrouvons aussi encore des papyri ou des textes que nous ne connaissions pas, et qui peuvent donc faire changer telle ou telle phrase, voir tel ou tel mot. De plus, l’apparat critique doit régulièrement être renouvelé, même si le texte n’est pas touché : nouvelles techniques qui le rendent plus lisible, manuscrits qui changent de popularité, … Régulièrement, le Nestle-Aland est donc révisé. Les révisions mineures font des sous-versions, les grandes révisions font de nouvelles versions, un peu comme pour un programme informatique. Et c’est ce qui vient de ce passer.

Il n’y a pas, pour la très grande majorité du texte, de « révolution » dans cette nouvelle édition. Le but est surtout de la rendre la plus pratique possible à utiliser. Pour cela, l’apparat critique (tous les petits signes qui permettent d’identifier les versions différentes) est amélioré (en tout cas transformé, on verra à l’usage si c’est vraiment plus simple), il est écrit plus gros, les signes qui séparent les lieux-variants sont en gras, … Mais il y a aussi des changements de méthode, un peu compliqués à expliquer ici, mais qui me semblent pour la plupart très bon (ainsi, les témoins toujours cités sont beaucoup plus clairement établis, et sont systématiquement cités même quand ils s’accordent avec le texte : dans le NA 27, les témoins toujours cités n’étaient pas toujours cités), et même si d’autres sont plus discutables (les conjectures ne sont plus citées, alors qu’elles étaient très pratiques pour le débutant), aucun n’est, à notre sens, mauvais. Contrairement à la BHQ, le latin reste présent dans l’apparat critique, ce qui est une très bonne chose, et reste plus international que si elles avaient été en anglais (c’est vraiment un mauvais choix de la part des éditeurs de la BHQ). Les expressions latines sont toutes explicitées dans l’introduction. J’ai scanné deux pages, à peu près la même, pour comparer (cliquez dessus pour les avoir en taille réelle) :

Toujours pour la praticité, le texte sera accompagné d’une version informatique. Ouf ! Plus besoin de pirater payer Bible Works, qui coute très très cher (359$ aux dernières nouvelles), en tout cas quand on ne se destine pas à être bibliste, juste pour faire des copier-coller dans ses exégèses ou mettre en forme son texte pour ses prédications. D’après l’introduction de l’édition papier, l’interactivité de cet outil sera haute, et c’est bien. Il n’y a plus qu’à espérer que les possesseurs de l’édition papier auront droit à une version informatique gratuite. Le texte seul (sans l’apparat critique) est d’ores et déjà en ligne : http://www.nestle-aland.com/en/read-na28-online/, ce qui est déjà pratique.

Le seul grand changement textuel entre le NA 27 et le NA 28 se trouve dans les épîtres « catholiques »(4). Une Editio critica maior du Nouveau testament est en effet en cours de rédaction, et seules les épîtres catholiques sont prêtes. Le NA 28 suit le texte de l’Editio critica maior, tout en étant plus maniable que cette dernière, qui ne tiendra jamais en un volume mais plutôt en une étagère (comme la BHQ), et sera réservée aux études de fond et pas aux simples exégèses ou aux prédications. Les changements sont listés dans l’introduction (p. 6* en allemand et 50*-51* en anglais), et sont au nombre de 34, pour la plupart sans incidence, mais pas seulement. L’apparat critique est légèrement différent, avec l’apparition d’un diamant, malheureusement pas encore présent, mais c’est normal, dans la police Apparatus SIL (qui me permet cependant de faire les signes 𝔓⅏⸉⸊⸀… que vous ne pouvez voir que si vous avez installé cette très utile police), mais que l’on peut essayer de rendre par la mise en exposant du losange du Times New Roman : (U+2666).

On voit donc que les changements purement textuels ne sont pas légion. Le NA 27 datait de 1993 et avait le même texte que le NA 26 de 1979 qui lui-même avait le même texte que le Greek New Testament de 1975(5). Le texte a donc 40 ans !  Il est quand même étonnant qu’il soit resté si stable. Espérons que l’Editio critica maior donnera un véritable coup de pied dans la fourmilière. Mais il semble que ce soit le cas : l’introduction précise que grâce à l’ECM, le texte va encore changer.


  1. Certaines théories font état d’originaux araméens pour certains évangiles. À ma connaissance – mais je ne suis pas spécialiste – ces théories sont rejetée par la quasi-totalité des spécialistes.
  2. Cf. 2 Th 3, 17 : « Je vous salue, moi Paul, de ma propre main. C’est là ma signature dans toutes mes lettres ; c’est ainsi que j’écris. » S’il écrit ça, c’est qu’avant quelqu’un écrivait pour lui.
  3. Je parle ici à dessein de « Bible hébraïque », car l’Ancien testament peut recouvrir une réalité plus vaste que la Bible hébraïque, notamment les écrits grecs de la Septante présents dans le canon catholique (les « apocryphes » ou « deutérocanoniques »). L’édition critique de la Septante et donc des deutérocanoniques et encore un autre sujet, celle des textes éthiopiens en est encore un autre… Les parties araméennes par contre font partie de la Bible hébraïque.
  4. Il s’agit de l’Épître de Jacques, des trois Épîtres de Pierre, des trois Épîtres de Jean et de l’Épître de Jude, qui figurent, en partie à tort, mais pas complètement, parmi les textes les moins travaillés du Nouveau testament. On se rappelle que Luther parlait de l’épître de Jacques comme de « l’épître de paille », celle avec laquelle on peut démarrer les feux dans les poêles. Rappelons aussi, à toute fin utile, que lorsque l’on parle d’épîtres catholiques, on parle d’épîtres universelles, et pas d’épîtres que les orthodoxes et les protestants rejetteraient. Même Luther ne les a pas expurgées du canon du Nouveau testament, dont les chrétiens n’ont pas à être peu fier qu’il soit le même d’un bout à l’autre de la planète, contrairement au canon de l’Ancien testament, qui varie du simple au double entre les églises protestantes qui suivent le canon juif et certaines églises orthodoxes (éthiopiennes par exemple). L’église catholique-romaine a aussi un canon à elle, celui de la Septante.
  5. Le Greek New Testament (GNT, troisième édition) est une édition non pas faite pour les biblistes ou les prédicateurs, mais pour les traducteurs. L’apparat critique se limite aux lieux variants ayant une incidence sur la traduction.

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